vendredi 22 août 2008

Dans les serres de la grande distribution

Fruits et légumes . Les grandes surfaces font la pluie et le beau temps dans la tomate. Reportage chez un producteur qui participe aujourd’hui à la vente organisée par le Modef et le PCF.

Berre-l’Étang,

correspondant régional.

Installée dans la plaine irriguée par l’Arc, entre Marseille et Aix-en-Provence, la famille Roche cultive la tomate - la pomme d’amour, comme on l’appelle ici - depuis trois générations. Est-ce la dernière à le faire ? « J’ai deux filles et je ne leur transmettrai rien, je préfère qu’elles fassent autre chose, infirmière à l’hôpital comme ma femme dont le salaire nous permet de tenir le coup », répond Daniel Roche, tout en nous faisant visiter, non sans fierté, l’exploitation familiale qu’il dirige avec son frère. Durs au mal, les Roche bossent toute l’année dans leurs trois hectares de serres exclusivement consacrées à la culture de la tomate et font appel, bon an mal an, durant la pleine saison d’été à une quinzaine de saisonniers.

la platitude

du portefeuille

Particulièrement spectaculaire est la serre où a été mis en place, pour bien maîtriser la croissance tentaculaire des plants, un nouveau système hollandais de palissage par fils qui donne à ce vaste champ de tomates des allures d’atelier textile. Il en sort, pendant huit mois de l’année, avec un pic de production en juillet, quelque quarante kilos au mètre carré de la variété émotion. Le travail « n’est en rien automatisé, autant pour la taille que pour la récolte », explique Daniel Roche qui, interviewé voilà vingt ans par le journal la Terre, se montrait très enthousiaste quant à cette modernisation lui permettant « de compenser la baisse tendancielle du cours de la tomate par une augmentation du rendement ». Le goût ? À chacun d’en juger, notamment à tous ceux qui feront aujourd’hui leur marché « au juste prix », à Paris et dans des dizaines de communes d’Île-de-France, pour lequel Daniel Roche devait fournir une partie des tomates. C’est la platitude du portefeuille du paysan autant que celui du consommateur qui inspirerait plutôt de la tristesse et de l’amertume alors que la saison de la tomate bat son plein.

0,38 euro le kilo : c’est en effet le prix payé, en moyenne, par la grande distribution la semaine dernière pour les tomates de Daniel Roche, mise en vente à quinze kilomètres seulement de Berre-l’Étang, dans une grande surface alimentaire, à 1,7 euro le kilo.

on est au bout

du rouleau

Daniel Roche fait partie d’une « OP », une organisation de producteurs dont le commercial traite directement et quotidiennement avec les directeurs régionaux de ces grandes surfaces. « Ce sont de vraies discussions de marchands de tapis qui font que le cours de la tomate peut varier du matin au soir. Nous subissons en fait la loi de l’offre et de la demande. Or l’offre est colossale et pas seulement en France. Le marché s’est mondialisé et, par exemple, en fin de saison nous sommes mis en concurrence avec la tomate de Pologne, de Belgique et de Hollande. La grande distribution profite à fond d’un système qu’elle n’a pas créé. Le résultat, c’est quand même qu’elle nous tue ! » Outre les prix systématiquement tirés vers le bas, ce que le paysan reproche aux hypers, c’est un manque de respect vis-à-vis du produit et de son travail : « C’est parce qu’ils payent aussi peu qu’ils se permettent de présenter mes tomates n’importe comment et d’en jeter. Il y a du gaspillage alors que beaucoup de gens ne peuvent plus acheter de fruits et légumes, c’est honteux ! »

Depuis une dizaine d’années les surfaces cultivées en pommes d’amour se réduisent comme peau de chagrin et le nombre de producteurs de fruits et légumes dans cette campagne marseillaise a diminué d’un quart. « Et dans toutes les Bouches-du-Rhône, il ne subsiste que 2 000 exploitations familiales environ », souligne Daniel Roche, qui est entré à son tour dans une spirale infernale : « Le prix moyen qui nous est payé est en baisse depuis dix ans alors que les coûts de production, notamment le prix du fuel pour chauffer nos serres et le prix des produits phytosanitaires, ont explosé. Actuellement, je vends à perte ma production, donc je ne suis plus en capacité de moderniser mes installations afin de faire face à la concurrence. »

Le producteur de tomates en a connu des vertes et des pas mûres et s’en est toujours sorti en accroissant ses rendements. Mais là, « on est au bout du rouleau », dit-il, et « la loi de modernisation économique qui est un pont d’or pour la grande distribution, contrairement à ce que Sarkozy avait promis, va finir par nous achever. Et cela peut aller très vite ! ». À moins que la filière tomate, qui a connu de gros pépins financiers, retrouve des couleurs grâce à une revitalisation du commerce de détail, mais la France n’en prend pas le chemin. Quant à une commercialisation alternative, vente directe chez le producteur et autres marchés paysans, Daniel Roche n’y croit qu’à demi, espérant plutôt en un « changement radical » de la politique agricole au plan européen qui réorganiserait la production avant de renouer avec la préférence communautaire. En attendant, ce quinquagénaire encore dynamique, dont l’obsession est de « s’endetter le moins possible », songe déjà à sa retraite. Non pas celle que préconisait Voltaire - « il faut savoir cultiver son jardin » - mais plutôt celle d’un paysan qui, après trente-cinq ans de boulot harassant et de moins en moins lucratif, tient au moins à ne pas y laisser la peau.

Philippe Jérôme

l' Huma du 21 / 08 / 08

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