À l’origine de cette sommation, l’association de commerçants indépendants "En toute franchise". « Il y a une apathie volontaire des pouvoirs publics pour ne pas sanctionner la grande distribution », explique son président, Claude Diot. « Depuis deux ans, huit jugements de tribunaux nous ont donné raison et refusent l’exploitation des surfaces de vente illicites mais l’État ne les fait pas appliquer. Ces surfaces illicites sont toujours ouvertes. »

un déni de justice ubuesque

Toutes les enseignes ont fait appel et, interrogé par l’Humanité, le ministère de l’Économie n’a pas souhaité s’exprimer. Mais le déni de justice est ubuesque, comme le montre l’affaire de l’Intermarché de Castets, un village landais de 1 800 habitants. En 2004, la commission départementale de l’équipement commercial (CDEC) accepte trop hâtivement l’installation du supermarché : au printemps 2007, le tribunal administratif de Pau retire l’autorisation pour « déséquilibre ainsi créé au détriment du commerce de proximité ». La justice ordonne la neutralisation de la grande surface. L’Intermarché redemande une autorisation. La CDEC la lui accorde dans la semaine, bien qu’aucun préfet - censé présider la CDEC - ne soit alors en poste. La justice suspend de nouveau l’autorisation. En vain. Malgré de multiples demandes d’intervention d’« En toute franchise »à Nicolas Sarkozy, Christine Lagarde et Rachida Dati, l’Intermarché de Castets est toujours ouvert… Et le préfet des Landes se déclare « pas compétent ».

Avec une astreinte légale de 1 500 euros par jour et par mètre carré d’infraction, les amendes cumulées de ces huit affaires s’élèvent à 4 005 588 000,00 euros de « subventions déguisées », dénonce l’association. Face à un État peu enclin à s’expliquer, elle envisage donc de porter plainte, pourquoi pas au niveau européen. Mais elle devra faire vite car, jeudi dernier, le gouvernement a annoncé l’examen par le Parlement, début mai, d’une déréglementation de l’urbanisme commercial qui devrait au contraire faciliter les ouvertures de nouvelles grandes surfaces. Une mesure proche de la proposition nº 205 du rapport Attali, préconisant l’abrogation des lois Royer et Raffarin. Selon cette logique, plus il y aura d’hypermarchés, plus il y aura de concurrence, et plus le pouvoir d’achat augmentera. « Je connais déjà de nombreuses villes où toutes les enseignes sont présentes, ce n’est pas pour autant que les prix sont plus bas », réagit Martine Donnette, spécialiste juridique d’« En toute franchise ». « La grande distribution a maillé tout le territoire français, ils s’entendent entre eux sur les prix », comme l’a encore montré, en décembre, le procès de trois distributeurs sur les prix des jouets. Pour Martine Donnette, cette réforme ne sera donc que la légalisation des cadeaux « délictueux » accordés depuis de nombreuses années.

Documents à l’appui, l’association « En toute franchise » fait en effet état de dysfonctionnements troublants des pouvoirs publics pour faire appliquer les lois Royer et Raffarin. En théorie, il est impossible de faire construire et d’ouvrir un magasin de plus de 300 mètres carrés sans autorisation préalable de la CDEC. En pratique, nombreuses sont les grandes surfaces qui ne possèdent pas l’autorisation. Mais les préfets ferment les yeux. Souvent des commissions ad hoc valident les mètres carrés illégaux sans rien exiger des exploitants malhonnêtes. Sous les ordres préfectoraux, les directions départementales de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DDCCRF) ne font que peu de contrôles et ne s’alarment pas quand Carrefour Vitrolles s’agrandit de 3 000 mètres carrés, que Leclerc Plan-de-Campagne ne bénéficie que d’un permis de construire pour un hangar de dépôt, ou que la SCI de Maxi Toys Salon-de-Provence achète avec les murs son autorisation CDEC (pourtant « ni cessible ni transmissible »). Enfin, quand bien même une action en justice serait intentée, des documents apparaissent, d’autres retournent curieusement à l’expéditeur sans parvenir jusqu’au tribunal. La DDCCRF aurait dissimulé à la justice un refus d’autorisation de la CDEC pour une annexe du Carrefour Vitrolles.

traversé par un pipeline de gaz

Les élus locaux ont leur part de responsabilité. Au sein de la CDEC, ils détiennent la moitié des votes. Or il arrive fréquemment qu’une autorisation annulée par la justice soit réattribuée sans modification du projet et sans nouvelle étude d’impact économique et environnemental, par exemple avec les Leclerc d’Orléans et de Barcelonne-du-Gers. Certains plans locaux d’urbanisme subissent des entorses troublantes, comme le montrent certains rapports de la direction départementale de l’équipement : autorisation d’un Leroy-Merlin en zone boisée protégée à Cabriès, destruction des halles publiques du centre-ville à Orthez, empiétement sur la zone agricole à Flourens… Plus grave encore, l’hypermarché de Sénas est situé sur une zone sismique et inondable dans le lit majeur de la Durance. Quant au projet d’ensemble commercial de 60 000 mètres carrés à Roquebrune-sur-Argens, la moitié empiète sur la zone feu du plan de prévention des risques, l’autre moitié sur la zone inondable, et le tout est traversé par un pipeline de gaz.

contre les opacités administratives

Déjà en 1995, 9 % des surfaces totales des hypermarchés étaient illégales, selon une étude confidentielle de la répression des fraudes. Tout porte à croire que le nombre est nettement supérieur aujourd’hui. En 2006, pour lutter contre les opacités administratives, l’association « En toute franchise » avait demandé aux parlementaires des modifications du Code de l’urbanisme et du Code de procédure pénale pour obtenir des droits de recours contre les permis de construire et les dossiers de CDEC frauduleux.

Sans succès.

Pour Martine Donnette, c’est sûr, « trop de maires iraient en prison »…