coulisses . Pendant que Laurence Parisot tente de fédérer la contre-offensive libérale internationale, d’autres prétendent regarder la crise en face. Et, dans l’atmosphère feutrée du MEDEF, certains se laissent aller parfois…
Vendredi dernier, Laurence Parisot, la présidente
du MEDEF, a réuni à Paris les dirigeants des organisations patronales des grandes puissances économiques.
Devant une centaine de journalistes, l’internationale des patrons a lancé un vigoureux cri d’alarme. « C’est crucial qu’on ne laisse pas des individus ayant un programme politique alternatif évoquer la fin du capitalisme, le dépassement de l’économie de marché », a synthétisé au nom de tous les siens
le boss du patronat allemand. Au même moment, quelques étages plus bas, dans le grand amphithéâtre du patronat français, la tonalité est assez différente.
En fin de semaine dernière, le MEDEF et l’Association française des entreprises privées (AFEP) a organisé pendant deux jours un colloque sur la « gouvernance » des entreprises, mais alors que ces deux organisations viennent de faire des « recommandations » visant à donner une « éthique » au capitalisme (lire l’Humanité du 7 octobre), la crise actuelle et les réactions de l’opinion publique sont venues percuter le doux ronron du patronat.
Et dans un confortable entre-soi - l’Humanité est le seul organe de presse à avoir suivi les échanges -, les langues se délient. L’irresponsabilité de ce petit monde peut donner le tournis et le cynisme qui y règne, écoeurer.
Mais à force de voir certains des meilleurs apprentis sorciers du néolibéralisme accrochés aux chevilles des créatures monstrueuses qu’ils ont créées, le lecteur se dira peut-être qu’il est temps de leur ôter le monopole de l’économie.
Quand il ne vomit pas,
le peuple ne comprend rien
Jeudi 17 h 30, à la Maison du barreau de Paris. Invité à ouvrir les débats organisés par le MEDEF et l’AFEP, Charlie McCreevy, commissaire européen en charge du marché intérieur et des services, se lamente : « L’écrasante majorité des gens ne comprennent pas la connexion entre les banques et le reste de l’économie. Et on voit aujourd’hui des petites et grandes entreprises venir nous demander ce qu’on compte faire pour elles, alors qu’on vient de sauver le secteur financier à Londres, à New York et ailleurs. Personne n’a l’air de saisir qu’en sauvant les banques on sauve tout le monde parce qu’on permet au crédit de circuler de nouveau. Peut-être que vous, vous comprenez, mais je crains que pour 99 % de la population, ça reste inconcevable. »
Débonnaire Ardennais et président (UMP) de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, Jean-Luc Warsmann joue, lui, les amis du peuple devant le parterre de patrons. « Quand vous êtes député, vous êtes proche de la population. Et je dois vous avertir que, sur le terrain, il y a aujourd’hui un sentiment de révolte, une envie de vomir la plus totale. Cela n’a rien à voir avec l’âge, le milieu social, les convictions politiques… Bien souvent, cela vient de gens qui pensaient que la libre entreprise est le seul système qui permet de faire progresser la société. Mais l’écoeurement est complet, face à un système devenu fou. La confiance est brisée. Il ne faudrait pas une grosse étincelle dans la société pour que ça craque. »
Un frisson dans la salle ou à la tribune ? Pas vraiment. Et quoi qu’il en soit, le député UMP est là pour rassurer tout le monde : « Le système d’autorégulation proposé par le MEDEF et l’AFEP pourrait permettre de répondre à beaucoup d’attentes de la population, affirme-t-il sans rire. Ce qui est crucial, c’est de démontrer que la société offre la possibilité de gagner de l’argent, mais seulement si on a le talent, si on prend des risques. Il va falloir être intraitable là-dessus. Si on échoue, tout le monde va payer les pots cassés. »
Quand les alcooliques courent
le marathon
Jeudi, 18 h 20. Sorti de HEC et de l’ENA,
ex-inspecteur des Finances, visiteur du soir à l’Élysée où il prodigue avis et conseils au président de la République son ami, successeur de Claude Bébéar, le « parrain » du capitalisme français, à la présidence du directoire d’AXA, Henri de Castries est un homme brillant, et même un brin bling-bling. Capable de raconter en détail un sketch de Fernand Raynaud, de citer approximativement Montesquieu et de ponctuer un exposé sur les arcanes de la finance internationale de petits exemples issus de la sagesse populaire. Tant sur la « chasse aux coupables, ce très vieux sport national » que sur les rémunérations astronomiques des grands patrons, Henri de Castries fustige un « discours ultra-émotionnel » : « Il y a un moment où il faut arrêter de se faire mettre dans les cordes sur ces questions », invite-t-il l’assemblée. Au coeur de la crise, le géant de l’assurance veut déplacer les lignes du débat actuel. « Plutôt que de traquer des coupables individuels, on devrait se poser des questions sur les effets d’un mauvais cocktail de réglementation, assène-t-il. Quand le cyclone a dévasté la Nouvelle-Orléans, on a cherché à arrêter les pillards pour les mettre en prison, mais on n’a guère embêté ceux qui n’avaient pas construit les digues nécessaires. Bien sûr, je suis d’accord, il faut pourchasser les pillards individuels, mais on doit surtout identifier les responsabilités systémiques. »
Et de pointer en particulier les délires des mécanismes financiers à effet levier (les LBO en sont une déclinaison fameuse) qui ont conduit les banques d’affaires à des niveaux d’endettement absolument faramineux, ainsi que les nouvelles normes comptables internationales qui ont renforcé les spéculations à très court terme.
« Nous devons trancher des noeuds gordiens, invite encore Henri de Castries. Le système financier fonctionne beaucoup trop sur l’endettement, c’est indéniable, mais si en une seule nuit vous retirez la bouteille à un alcoolique, vous le tuez ! Et il faut arrêter de chronométrer les coureurs de marathon tous les cent mètres parce que, si on continue, la probabilité qu’il gagne le marathon est nulle. On a voulu mettre en place un système de normes comptables qui donne la valeur immédiate ; on ne doit pas s’étonner que tout le système s’y adapte et tire tout vers le court terme. » Comment faire alors ?
L’assureur se garde bien de le dire, c’est plus commode quand on veut, comme lui, continuer de danser au bord du volcan et chanter sur tous les tons qu’« un pays qui a trop de lois n’a plus de loi »…
Quand les braves gens n’ont qu’à dormir tranquilles
Vendredi, 8 h 45, au rez-de-chaussée du siège du MEDEF. Ils sont aux anges. Laurence Parisot, présidente de l’organisation patronale, et Jean-Martin Folz, ex-PDG de PSA et président de l’Association française des entreprises privées (AFEP), le discret lobby des très grandes entreprises françaises, offrent une parenthèse enchantée aux participants des rencontres qui, eux, guettent sur leurs téléphones portables les comportements boursiers à l’ouverture des marchés.
La patronne des patrons se félicite bruyamment d’« avoir su convaincre le gouvernement français et le président de la République que l’autorégulation proposée par le MEDEF et l’AFEP était la bonne et surtout qu’elle était suffisante ». « Même dans les périodes où chacun annonce le retour de l’État avec force, ces concepts d’autorégulation et de code de gouvernement d’entreprise gardent toute leur force, ânonne-t-elle. Aujourd’hui, on cherche à nous forcer à penser qu’il serait temps de refonder le capitalisme, de jeter aux orties le libéralisme. Là-dessus, je veux que les choses soient dites de manière très claire : le libéralisme ne se conçoit pas sans règles. Il faut une transparence sur les règles du jeu et, une fois ces règles établies, on peut le laisser fonctionner. Benjamin Constant, un des grands penseurs du libéralisme, disait que ce qu’on demande à l’État, c’est d’être puissant dans sa sphère, mais exclusivement dans sa sphère. » Pour Jean-Martin Folz, la crise actuelle ne doit pas conduire la condamnation de la « soft law », le concept clé de l’autorégulation comme démarche volontaire et unilatérale des entreprises qui adoptent pour elles-mêmes des « codes de conduite » fixant les règles générales à respecter. « Certes, il serait dangereux de croire qu’il existe des règles d’organisation, des codes de gouvernement d’entreprise qui écartent totalement les risques d’erreurs stratégiques que nous venons de voir, insiste-t-il. Mais si le gouvernement d’entreprise se renforce, on peut être assuré que les risques de pratiques inappropriées seront réduits. »
Quand la pédagogie revient comme un boomerang
Vendredi, 9 h 25. Ce matin, les Bourses remontent légèrement. Et dans le grand amphithéâtre du MEDEF, les participants roupillent pendant un atelier consacré à « la responsabilité sociale des entreprises » et à « l’actionnariat salarié ». Pierre-André de Chalendar, successeur de Jean-Louis Beffa à la tête de Saint-Gobain, la célèbre multinationale engagée dans un plan de « réduction des coûts » qui prévoit la suppression de 6 000 emplois dans le monde, glose tranquillement sur les « valeurs » de son groupe : « engagement », « respect des personnes », « intégrité » et « solidarité ». Un Belge, échappé du secteur bancaire avant le grand krach et propagandiste auprès de l’Union européenne, tente de maintenir le cap, comme si de rien n’était, malgré le fait que « les actionnaires salariés ne sont pas forcément très satisfaits de leurs placements aujourd’hui ». Mais chez Saint-Gobain, tout va très bien : « Même aujourd’hui, avec la chute du cours de l’action en Bourse, les actionnaires salariés de Saint-Gobain, je les trouve étonnamment calmes, pontifie encore Pierre-André de Chalendar. Ils ont l’air de dire : “On est là pour le long terme, on ne regarde pas le thermomètre boursier qui est cassé…” L’actionnariat salarié, ça permet aussi de développer une pédagogie pour le capitalisme. »
Au bout d’un moment, Rudiger Von Rosen, directeur général du Deutsche Aktieninstitut, un lobby des grandes entreprises allemandes cotées en Bourse, n’y tient plus. « Nous avons une discussion légèrement surréaliste, raille-t-il. En vous écoutant, cela me rappelle Martin Luther King : “Si on m’annonçait que la fin du monde est pour demain, je planterai quand même un pommier.” Notre monde s’effondre, mais nous, on se cherche un petit coin sous un pommier. Dans une période où les actionnaires sont en train de s’échapper massivement, c’est quand même un peu compliqué de revenir à une discussion sur les bénéfices de l’actionnariat salarié. On doit désormais se poser de vraies questions : est-ce qu’on peut se contenter de lancer des programmes de stock-options ou est-ce qu’on doit aller plus loin pour trouver un nouvel équilibre entre les employés et leurs entreprises ? »
Quand une fiction sert
à masquer le grand bazar
Vendredi, 11 h 5. Au train où vont les choses, ça n’est plus du surréalisme, mais carrément de la pataphysique : depuis une demi-heure, à la tribune, quelques grands pontes du capitalisme français dissertent sur l’utilité de recourir à des « administrateurs indépendants » pour siéger dans les conseils des grandes entreprises : on le sait, cet aménagement cosmétique, préconisé tant par la Commission européenne que par les organisations patronales pour « moraliser » le capitalisme, permettra, nous jure-t-on, de garantir que les dirigeants, sans lien ni avec le haut management de l’entreprise ni avec les actionnaires, échappent au conflit entre les intérêts du capital et ceux du travail. PDG du groupe qui porte son nom, Martin Bouygues rappelle que son père - « qui a quand même été un bon entrepreneur » - a toujours souhaité concilier administrateurs internes et extérieurs à son groupe. « Ce qui compte, c’est la compétence et la réflexion. Puis, quand je constate le grand bazar actuel, je me dis que ça n’est peut-être pas le fond du débat. »
Quand les prédateurs rôdent,
il faut crier
Vendredi, 12 h 10. Les oreilles sensibles ont été prévenues. « Je veux quand même pousser mon petit cri, glisse Maurice Lévy, président du directoire de Publicis. Dans la situation actuelle, on ne sait plus trop bien qui sont les actionnaires et, quand on le sait, on ne sait pas trop ce qu’ils veulent : entre ceux qui sont là à long terme, prêts à construire un projet avec le management, les actionnaires dormants qui ne s’expriment jamais - et c’est bien dommage, car je préfère un actionnaire difficile à un actionnaire silencieux - et les actionnaires activistes qui ne se préoccupent que de rentabilité immédiate, quitte à casser les entreprises et sans s’embarrasser jamais des conséquences sociales… Il faut arrêter de se voiler la face et croire que tout le monde est gentil. Nous avons des gens dont l’intérêt est simplement de spéculer à court terme. »
Quand le vent tourne, les vestes aussi
Vendredi, 14 h 30. Après le déjeuner, les orateurs invités au MEDEF se lancent sans coup férir dans une drôlatique course à l’échalote. « La finance et les marchés doivent être au service de l’économie plutôt que le contraire, propose Colette Neuville, présidente de l’Association de défense des actionnaires majoritaires (ADAM). Souvent les actionnaires et les entreprises sont présentés comme coupables, alors qu’ils ne sont en fait que des victimes du marché. Je suis partisane de la création d’un service public des entreprises de marché. Cela permettrait de sortir d’un système caractérisé par toujours plus de transactions, et jamais mieux de transactions. »
Ancien de Carlyle et associé au sein du gigantesque fonds d’investissement KKR à Londres, Jacques Garaialde déplore « qu’on ait été beaucoup trop permissifs sur les marchés ». « On a prêté pendant des années des millions à des millions de gens qui n’ont pas de revenu, pas de biens et pas de travail. Et on a laissé faire. Tout le monde savait à Londres et à New York que des gens dans les hedge funds (les fonds d’arbitrage qui fonctionnent sur le très court terme - NDLR) gagnaient des fortunes à travers des mécanismes qui étaient pour le moins questionnables. Cette crise était écrite, on la voyait arriver sous nos yeux. »
Mais sur la ligne, Bertrand Collomb, ancien PDG de Lafarge, ex-président de l’AFEP et éminence grise du patronat français, devance largement tous ses concurrents. « Les régulateurs ont été complètement paralysés par une idéologie qui disait que, de toute façon, les règles, c’était mal. Robert Merton, un très brillant prix Nobel d’économie, ancien de l’école de Chicago et acteur de la faillite de LTCM (un hedge fund américain liquidé en 1998, recapitalisé en urgence par les banques d’affaires américaines pour empêcher une crise systémique - NDLR), paradait en juillet dernier sur une tribune à Aix-en-Provence. Il disait : “C’est formidable ; avec la finance moderne, on peut tout séparer, les investisseurs peuvent se détacher des risques… D’accord, quand ça n’est pas bien managé comme les subprimes, ça ne marche pas, mais c’est quand même formidable !” Voir un tel écart entre la théorie et la réalité, c’est tout de même confondant. L’idée qu’il y avait un nouveau paradigme, que le marché allait tout régler tout seul, s’est manifestement écroulée. »
À Aix-en-Provence, personne, pas même Bertrand Collomb aujourd’hui sabre au clair, n’avait regimbé ; au contraire, le discours de Robert Merton en ouverture des rencontres du Cercle des économistes (lire notre série « Le capital a le moral » dans l’Humanité du 7 au 11 juillet 2008) avait été salué par un tonnerre d’applaudissements.
Mais c’était il y a un siècle, au début de l’été…
Quand il est urgent de laisser faire le marché
Vendredi, 16 h 45, au huitième étage du MEDEF. Avec ses homologues américain, anglais, allemand et italien, Laurence Parisot presse les journalistes de faire front commun pour sauver le capitalisme (lire l’Humanité de samedi). L’internationale des patrons remercie chaleureusement les États d’être intervenus, mais, dans le même geste, elle les presse de sortir de son bac à sable. Circulez, y a rien à voir : « Dans nos pays, on a beaucoup de lois, beaucoup de régulations, pleurniche Donald J. Shepard, des chambres de commerce des États-Unis. Ce serait vraiment une erreur d’en mettre en place de nouvelles à l’occasion de ce que nous vivons aujourd’hui. »
Jürgen Thumann, patron des patrons allemands, concède qu’il serait prêt à faire un effort colossal en admettant « certaines régulations très limitées ».
Et la présidente du MEDEF essaie d’enfumer définitivement tout le monde : « Tout cela est très complexe, argue-t-elle. Beaucoup de facteurs géopolitiques, macro et micro-économiques entrent en jeu pour expliquer la situation. Tant qu’on n’aura pas compris ce qui s’est réellement passé, mieux vaut éviter de créer de nouvelles règles qui pourraient s’avérer une fois encore fausses. » Beaucoup de bruit pour rien, en somme. Et maintenant, fermez le ban ?
Thomas Lemahieu
l' Huma du 20 / 10 / 08
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