Jeunesse . Auteur de l’ouvrage Les Bandes (1), le sociologue Michel Fize estime que l’exacerbation de la violence est le résultat d’une société qui maltraite ses jeunes.
Replacées sur le devant de la scène par les affaires récentes de Vitry-le-François et l’agression d’un adolescent dans le 19e arrondissement de Paris, les bandes se constituent le plus souvent sans projet précis et ne font que « croiser à un moment ou à un autre la délinquance », rappelle le sociologue Michel Fize. Décryptage d’un phénomène ancien, mais en pleine mutation.
Les bandes d’aujourd’hui ressemblent-elles à celles d’hier ?
Michel Fize. L’évolution la plus remarquable de la violence juvénile - urbaine et rurale - consiste en un rajeunissement, une féminisation et une radicalisation des bandes. Celles-ci ont aussi une durée de vie qui se prolonge, on peut même se demander si certaines ne sont pas devenues permanentes.
Dire que les bandes sont aussi vieilles que l’humanité, n’est-ce pas une façon de minimiser le phénomène actuel ?
Michel Fize. Il existe une profonde confusion sur le vocable « bande », que l’on amalgame trop vite avec les mots « violence », « délinquance » ou/et « cité ». Dans mon livre, je prends, comme on dit en photo, le grand-angle, je recolle la thématique des bandes à celle, plus large, de l’adolescence. Cela permet de mettre en lumière la dimension importante du groupe au moment de cet âge précis. Se retrouver ensemble est une caractéristique de l’adolescence, n’oublions pas ce fait si l’on veut comprendre le phénomène. Et comme aujourd’hui, le vocable « bande » évoque de moins en moins l’idée de rassemblement naturel entre copains, j’ai tenté de montrer toute la diversité des regroupements, avec, à une extrémité, le groupe de copains qui se réunit pour discuter, et, à l’autre extrémité, le gang criminel et organisé. Le grand tournant de la dérive vers des comportements typiquement délinquants de certaines bandes s’est produit dans les années soixante-dix quand ont surgi les économies parallèles, essentiellement le commerce de la drogue. Mais si l’on reste dans le regroupement ordinaire car naturel entre adolescents, l’histoire montre qu’effectivement les bandes ont toujours existé.
Votre enquête montre que la délinquance est rarement à l’origine de la constitution des bandes. Qu’est-ce qui caractérise leur structuration ?
Michel Fize. En effet, la bande ne fait que croiser à un moment ou à un autre la délinquance sans qu’elle soit pour elle un projet de vie. Ce qui la distingue du gang criminel. On ne s’associe pas pour commettre des délits. Mais à l’occasion de chahut tournant mal, les actes délinquants peuvent s’y produire. Dans l’enchaînement des événements, la baston prend des proportions que l’on a connues, par exemple, dans l’affaire du 19 arrondissement de Paris. En fait, au départ, il n’y a pas de projet précis à la constitution du groupe.
Pourquoi se constitue donc une bande ?
Michel Fize. On se regroupe pour se retrouver entre soi, tuer l’ennui, trouver une forme de solidarité, tisser des liens qui n’existent parfois plus en famille. Avec une nouveauté par rapport à il y a quinze ans : la bande est plus fortement attachée à un territoire, notamment pour les jeunes des cités qui, pour certains en échec total, sont en voie de marginalisation. Le territoire demeure pour eux ce qui reste quand on n’a plus rien pour se définir une identité. D’où l’acharnement à défendre un lieu contre toutes les intrusions extérieures. Le regroupement devient une réponse à la solitude des temps modernes.
Vous insistez sur les délitements familiaux qui, selon vous, expliquent en partie le besoin de regroupement des adolescents…
Michel Fize. Les tensions et les ruptures familiales sont encore plus vraies aujourd’hui. Les cités sont un haut lieu des familles monoparentales. Il y a surtout davantage d’impuissance des parents. Ces derniers sont dépassés, mais aucunement démissionnaires. Les pères de banlieue n’ont pas choisi, comme ceux de la décennie 1970, de se retirer, au nom de la « liberté » des enfants, de leur mission parentale. Ils sont aujourd’hui en situation de « retraite éducative », ils subissent. Ils s’aigrissent devant des enfants qui leur deviennent étrangers, dont ils ne comprennent pas le langage, sont désarçonnés devant des jeunes qui vivent autrement, avec une autre culture. C’est bien d’impuissance sociale dont les pères souffrent. De leur côté, certains fils n’ont jamais vu leur père travailler, d’autres, au contraire, les ont toujours vus se tuer à la tâche. Cependant, la dissociation familiale n’est pas à elle seule cause de violence, elle peut seulement la faciliter. Elle est un facteur prédisposant.
Comment expliquez-vous l’exacerbation, la radicalisation de la violence ?
Michel Fize. Il faut revenir aux explications de base fournies par tous les psychologues : la violence est toujours l’expression d’une souffrance. Elle est même proportionnelle à l’étendue de cette souffrance. Il existe un immense désarroi des jeunes, qu’ils ont du mal à gérer tant leur situation est peu gratifiante. Ces bouffées de violence sont aussi l’expression de l’angoisse d’un monde devenu beaucoup plus dur pour eux qu’il ne l’était il y a vingt ou trente ans.
Les bandes des quartiers classés « zone urbaine sensible » possèdent-elles des caractéristiques différentes des autres ?
Michel Fize. La différence première, qui peut expliquer un recours massif à l’agressivité, c’est la difficulté de verbalisation des jeunes de ces quartiers. Ils cassent, car ils ne savent pas exprimer des revendications par la voie légale, politique ou syndicale. Il ne s’agit aucunement d’un manque de conscience politique, comme affirmé au moment des émeutes de 2005. Ils sont dans des logiques de révoltes populaires que nous avons connues dans l’histoire. Les jeunes des cités - on ne le dira jamais assez - sont socialement beaucoup plus « handicapés » que partout ailleurs. Ils sont fragilisés psychologiquement. Leurs réactions de colère sont parfois des bouffées de violence proprement délirantes. Le prétexte au passage à l’acte est de plus en plus insignifiant, il suffit d’un mauvais regard pour déclencher une réaction qui, pour certains, est d’ordre pathologique.
Vous soutenez que la violence des jeunes est d’abord une violence sur les jeunes…
Michel Fize. J’ai toujours dit qu’il n’y avait pas de cités sensibles ou difficiles mais des cités en difficulté économique et sociale. « J’en ai assez des causes, des excuses sociologiques », nous avait rétorqué Lionel Jospin, quand il était premier ministre. Or, le propre du sociologue est justement de repérer les causes sociales, économiques et morales d’une situation. Il faut expliquer, comprendre les faits pour les traiter. Les mauvaises solutions que nous ne cessons de mettre en oeuvre résultent d’une incompréhension du problème. Les violences individuelles ne sont que des réponses « réactives » à des violences sociales, comme le chômage massif, la précarité, l’échec scolaire et l’absence d’autonomie. Les jeunes répondent à la violence d’une société qui les maltraite par la violence. Nous sommes face à une génération sinistrée, sacrifiée.
Vous dites que les parents sont impuissants, n’est-ce pas aussi le cas des politiques ?
Michel Fize. Pour l’avoir vécu de l’intérieur, je crois qu’il y a une grande incompréhension du politique sur l’ampleur de la catastrophe. Ces banlieues, sorties de l’orbite sociale, sont regardées par les politiques comme des zoos, qui fonctionnent sur eux-mêmes, avec leurs moyens. Je mets au crédit du gouvernement actuel d’avoir fait appel à Fadela Amara. Une femme qui connaît bien les quartiers populaires. Mais parler de « glandouille » ne peut que stigmatiser davantage une population. Dire des jeunes des cités qu’ils n’ont pas le goût de l’effort, c’est méconnaître le vrai problème, celui de l’incompétence. Ne se sentant pas compétents, ils n’agissent pas. On oublie souvent qu’ils ont une image d’eux complètement dégradée, ils sont dans une carence d’estime de soi. Dans les causes de la délinquance, on ne parle plus des carences affectives, alors qu’elles n’ont jamais été aussi prégnantes qu’aujourd’hui. Ces jeunes ont besoin d’être aimés, reconnus, considérés comme des citoyens comme les autres.
Le plan « Espoir banlieues » du gouvernement constitue-t-il une réponse adéquate par rapport à la situation de ces territoires ?
Michel Fize. Le plan pointe du doigt la responsabilité individuelle, le mérite. Ce n’est pas surprenant venant de la droite : c’est la logique libérale qui joue à plein. L’État a du mal à admettre ses propres responsabilités. Les réponses apportées ne sont que partiellement adaptées aux causes de la violence. Pour moi, le dialogue demeure fondamental, primordial. J’ai tenté de le faire, quand j’exerçais au cabinet de Mme Buffet, alors ministre des Sports et la Jeunesse, en créant le conseil national et les conseils départementaux de la jeunesse. Le dialogue est un droit et une réponse à la violence. Il faut permettre aux jeunes de verbaliser leurs sentiments et ressentiments, sinon nous n’avancerons pas dans la réconciliation des générations.
La proposition de la ministre Rachida Dati de créer un fichier sur les bandes est-elle justifiée ?
Michel Fize. Je désapprouve cette initiative. En premier lieu, il n’appartient pas à l’intéressée de formuler pareille proposition qui relève du périmètre politique du ministre de l’Intérieur. En second lieu, au vu de la législation protectrice des libertés individuelles, telle que défendue par la Commission nationale de l’informatique et des libertés, cette proposition est plus que contestable.
(1) Les Bandes de Michel Fize. Éditions DDB, mai 2008.
Références bibliographiques :
L’adolescent est une personne. Éditions du Seuil, 2006.
Le Livre noir de la jeunesse.
Éditions des Presses de la Renaissance, 2007.
À paraître le 2 octobre 2008 : Père et fils, l’histoire d’un amour mal entendu. Éditions de l’Homme.
Entretien réalisé par Mina Kaci
l' Huma du 7 / 07 / 08
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